Parole et musique 15/12/1981

Parole et Musique, Le Mensuel de la chanson vivante n° 15, décembre 1981


Francis Bebey

Dossier réalisé par Fred Hidalgo
(in : Parole et Musique, Le Mensuel de la chanson vivante n° 15, décembre 1981)
(Fred Hidalgo dirige le magazine CHORUS)

Musicien, homme de radio, écrivain, ethnomusicologue, poète, romancier, ex-responsable du département musique de l'UNESCO, cinéaste[1], auteur de nombreux articles dans la presse internationale, conférencier et... chanteur, Francis Bebey est né probablement le 15 juillet 1929 à Douala, au Cameroun.
Excellant en tout, ce musicien polymorphe et autodidacte (il joue en virtuose d'une dizaine d'instruments de musique !) sillonne le monde depuis 1963 en donnant dans les plus grandes salles des concerts sans équivalent : il réussit le tour de force de jouer sur sa guitare (LA guitare de Francis Bebey, comme disent les Américains) la mélodie et l'accompagnement[2] à la fois ! Et les sons inédits, de crécelles et de percussions africaines notamment, qu'il en tire en font, non seulement un instrument nouveau, mais surtout - alliés à son impeccable technique classique (il interprète couramment les oeuvres de Bach, Haendel, Villa-Lobos...) - le symbole de l'Afrique d'aujourd'hui, au confluent de deux cultures.
Quant à ses chansons - qu'il chante en reprenant à loisir les inflexions des siens - elles ont fait le tour de toutes les Afriques : certaines d'entre elles sont connues de plusieurs dizaines de millions de personnes, pour l'humour, le rythme, la fraternité et la satire sociale qu'elles contiennent.
Tout cela n'empêche pas (justement, peut-être ?) Francis Bebey de se montrer humble et modeste dans la vie, toujours empreint d'une grande chaleur humaine. Philosophe, amoureux de la liberté, prônant la tolérance comme la vertu essentielle, d'une vaste culture et d'une profonde inspiration, Francis Bebey - s'il me fallait le définir d'un seul terme - est avant tout un humaniste.
Au contact de tels êtres - qui n'en ont pas moins des défauts, comme tous les hommes -, on se sent devenir meilleur, on se retrouve gorgé d'énergie nouvelle pour continuer le combat pour un avenir plus fraternel.

F.H.

La Guitare ? Parce que je l'aime.

J'ai choisi la guitare comme principal instrument de mon expression musicale et poétique parce que je l'aime. La guitare, c'est pour moi une vieille amie rencontrée dès la première moitié du XV° siècle, lorsque les marins portugais explorant la côte ouest-africaine l'introduisirent dans notre continent. Ceci se passait bien avant la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Depuis cette époque, la guitare a eu le temps de se sentir parfaitement chez elle en Afrique noire, où elle est aujourd'hui couramment utilisée dans de nombreux pays, au détriment, bien souvent, d'instruments dits traditionnels tels que l'arc musical, la cithare, la harpe ou le pluriarc.
Personnellement, je la considère comme l'un des rares instruments européens capables de s'insérer vraiment, sans complexe ni fausse note, dans la vie musicale africaine, à l'évolution de laquelle elle participe plus qu'aucun autre depuis longtemps déjà. Car ses possibilités d'expression sont si nombreuses, qu'un seul musicien ne saurait les mettre toutes en valeur. Ce sont elles qui permettent à la guitare de s'adapter éventuellement à la musique africaine, caractérisée par ses rythmes, et ses dissonances apparentes. Celles de ces possibilités que j'expérimente depuis plusieurs années, à la suite de mes recherches personnelles, me donnent des joies immenses à mesure que je les découvre. Et l'accueil chaleureux que reçoivent ces trouvailles, d'auditoires extrêmement variés de par le monde, est pour moi le meilleur encouragement qu'un musicien puisse espérer du public international, ainsi que d'autres musiciens. On trouvera quelques exemples de ces possibilités dans mes enregistrements, quand la guitare apparaît, alternativement ou simultanément, comme instrument mélodique avec son propre accompagnement, et comme instrument à percussion, rappelant les tambours ou les crécelles de la fête dans un village africain.
Lorsque, dans de tels moments, la poésie s'ajoute à la musique, alors ma joie est complète, et c'est celle-là que je désire partager...

(Propos recueillis par Fred Hidalgo)

La Sanza...

La sanza, instrument des nuits de veille, ou de la marche, le " petit piano africain ", consiste en une petite boîte en bois ou en métal tenue dans les deux mains et en lamelles de bambou ou de métal que pincent les pouces et les index.
Son rôle en tant que symbole échappe souvent à l'étranger qui ne sait pas que, dans certaines communautés africaines, la musique si agréable de ce petit instrument représente la création, telle qu'elle se renouvelle par la naissance de milliers d'enfants de par le monde, chaque note pincée étant un bébé qui voit le jour...

(Francis Bebey, Musique de l'Afrique.)

Il y avait Dieu, et il y avait l'imagination qui s'était endormie dans un coin de sa tête...
Un jour, Dieu dit à l'imagination : Ah, je m'ennuie, je m'ennuie... Alors l'imagination dit à Dieu : Mais fabrique-toi donc une sanza, comme ça tu ne t'ennuieras pas, quand tu en joueras, tu verras, tu ne t'ennuieras pas.
- C'est vrai, lui dit Dieu ?
- Mais comment ? Tu me demandes si c'est vrai, répondit l'imagination. Mais c'est toi qui m'as créée, tu dois savoir si c'est vrai !
Alors Dieu se fabriqua une sanza, et il se mit à jouer. Le premier son fit la lumière, et la lumière ce fut un soleil qui s'accrocha au ciel, d'où il ne descendra jamais plus... Et Dieu continua à jouer, s'enivrant de musique à tel point qu'à un moment donné il ne vit même plus ce qui se passait autour de lui. Or, chaque fois qu'il jouait une note, il y avait un être humain qui naissait !
Et c'est comme ça que Dieu a peuplé la terre, avec une sanza...
Cette légende africaine a été racontée à Francis Bebey un soir à Nairobi (Kenya), par un veilleur de nuit.
C'est un instrument très prisé dans toute l'Afrique noire, dit Francis Bebey, car il y a un rapport très concret entre l'instrument et celui qui en joue, il y a le fait qu'on touche le son et cela permet d'entrer dans le monde invisible... Souvent, la sanza comporte une plaque de verre, un miroir... pour permettre de voir dans l'au-delà quand on joue !
Et plus prosaïquement, c'est un petit instrument qui détend énormément. Quand je suis énervé, fatigué, je joue de ma sanza et ça me repose extraordinairement..
[...]
Quand quelqu'un joue de la sanza, étant convaincu de ce qu'il fait et sachant jusqu'où sa musique peut aller, c'est-à-dire jusqu'aux frontières de la métaphysique sinon DANS la métaphysique, il sait qu'il est en train de faire naître des enfants dans le monde et, parce qu'il touche à cette chose intangible qu'est le son, il sait qu'il devient immortel parce qu'il a réussi à toucher l'intangible. Et ça, ça a quand même une très grande valeur, même si toi tu n'y crois pas, même si le monde entier n'y croit pas, pour lui ça devient la vie !
Il faut que la musique soit la vie. Il ne faut pas que ce soit simplement de la musique à mettre en cassette ou sur disque, pour le commerce...
Il est malheureux de penser que des choses comme ce petit instrument, la sanza, que j'ai connu étant tout petit et qui joue de la vraie musique africaine, beaucoup de jeunes Africains n'y toucheront jamais parce qu'on leur dit - comme on m'a dit à moi - que c'est de la musique primitive, de la musique sauvage...

(Propos recueillis par Fred Hidalgo)

Léopold Sedar Senghor à Francis Bebey :

Vous avez réalisé ce que j'attends de l'artiste négro-africain d'aujourd'hui. Il s'agit - et vous l'avez compris - de s'enraciner dans la tradition négro-africaine pour accueillir tous les apports étrangers de quelque valeur. C'est ainsi que nous sortirons du folklore pour produire des oeuvres belles qui n'en soient pas moins négro-africaines.

(Propos sélectionnés par Fred Hidalgo)

Quelques extraits de presse sélectionnés par Fred Hidalgo

* Des poèmes éblouissants, pour la guitare. Mais le principal intérêt du récital de Francis Bebey ne réside pas dans la brillante délicatesse de sa guitare. C'est sa musique, toute nouvelle et originale, qui retient le plus l'attention. (San Francisco Chronicle)
* Un fantastique personnage venu du Cameroun. Musicien, poète, il s'affirme surtout comme humaniste. (Le Nouvel Observateur)
* Le récital de Francis Bebey combine les meilleurs éléments de la musique et de la littérature... C'est fascinant. (The Washington Post)
* Alors on sent l'inanité de la question : la musique de Bebey est-elle africaine ? Elle l'est certes, mais elle est aussi d'ailleurs et de partout. Elle englobe l'Afrique, sans chauvinisme. Elle restitue l'Afrique dans le concert planétaire, elle féconde l'universel de la semence africaine. Elle navigue dans l'entre-deux difficile et fécond du mondial et du régional. [...]
Le voilà bien le Nègre d'aujourd'hui, parce que d'hier et de demain, enraciné dans son terroir, et visionnaire de la fraternité planétaire... (EFCA Yaoundé)
* Francis Bebey, qui a été élevé dans la musique de Bach et de Haendel avant de découvrir celle de son propre continent, est sans doute l'un des musiciens africains qui a réalisé le travail le plus considérable pour la guitare à partir de bases africaines. Vingt-cinq années de recherche pour imposer à " cette petite boîte, cette petite chose qui a décidé de sa vie " un début de mutation. (Le Monde)
Une guitare sans doute espagnole qui sonne, dissonne, éclate, percussionne, psalmodie... puis vient en contrepoint se poser sur un poème du Sénégal ou sur un conte du Cameroun. Une guitare qui, bien au-delà des ibérismes parfaits aux airs déjà entendus, semble changer de racines entre les doigts de Francis Bebey, musicien camerounais qui ne nie pas les siennes. Il n'a pas oublié le son de l'arc musical ou des cithares de village, mais ne renie pas non plus une culture européanisée. Bebey est de ceux qui ont réussi à prendre de la distance sans abîmer la source, du recul sans esquinter les souvenirs. (Le Canard enchaîné)

Souvenirs d'enfance

Je suis né dans une famille très nombreuse et très pauvre. L'aîné de la famille devait avoir vingt ou vingt-cinq ans quand je suis venu au monde. Mon père était pasteur protestant... et je n'ai jamais su comment il gagnait sa vie !
L'une des choses qui m'a le plus marqué dans ma petite enfance, c'est que j'ai eu très faim. J'étais un de ces petits enfants africains avec un ventre énorme, la malnutrition était quasi générale. J'ai eu très faim jusqu'à... je ne sais quel âge, car il n'y avait pas encore d'état-civil et je n'ai jamais eu de notion très précise de l'âge. [...]
J'ai commencé à voyager très tôt. A pied, bien sûr, et autour du village. J'ai d'abord quitté le village de mes parents pour aller dans celui de ma grand-mère qui était à deux kilomètres environ, c'était déjà un bon voyage pour moi. Et puis, un beau matin, je suis parti du village de ma grand-mère pour aller à la ville chez ma tante, et là, c'était un vrai voyage ! Il y avait facilement cinq kilomètres... Je me souviens de ce matin ensoleillé, le sable des chemins - parce qu'il n'y avait pas encore de rues goudronnées - était tout frais, il avait plu la veille et moi, j'avais les pieds nus, comme tous les enfants de chez moi...
A mon passage, les gens disaient : " Où va donc ce tout petit bonhomme - je devais avoir cinq ou six ans - il est tout seul sur la route, il pourrait se faire écraser par une voiture. " Mais non, je savais très bien éviter les voitures. En fait, j'étais parti parce que ma mère était très malade : on l'avait amenée à l'hôpital et je savais que de chez ma tante je pourrais aller éventuellement voir ma mère à l'hôpital. J'avais un pressentiment et je me disais qu'elle n'en sortirait peut-être pas vivante.
Il faut dire que les soins à l'hôpital n'étaient pas la règle générale chez nous. Jusqu'alors j'avais vu des féticheurs arriver, organiser des danses et guérir les malades avec la musique et la danse. L'une de mes soeurs aînées avait été guérie comme ça, sous mes yeux. Et voir que ma mère allait à l'hôpital, c'était quelque chose de terrible ; quand j'y suis allé, avec ma tante et un de mes frères, ça m'a fait une impression terrible. L'hôpital était silencieux, calme, trop calme, il n'y avait pas de musique, pas de danse, et, là, j'ai pensé que ma mère n'en sortirait jamais vivante... Deux ou trois jours après, effectivement, elle sortait, mais morte.
Du coup, j'ai détesté les hôpitaux comme tu ne peux pas l'imaginer et j'ai refusé pendant très longtemps de mettre les pieds à l'hôpital. Pourtant l'un de mes frères aînés, qui était devenu une espèce de médecin africain à ce moment-là, était responsable d'un hôpital de brousse, et c'est chez lui que je suis parti alors. C'était dans l'arrière-pays, à Eséka, mon frère était quelqu'un de très important et il habitait derrière l'hôpital. J'avoue que j'ai passé deux ou trois ans à cet endroit à n'être jamais tranquille, parce que l'hôpital était à côté...

(Extrait du dossier réalisé par Fred Hidalgo)

Echos d'un temps englouti

FH : Quel souvenir conserves-tu de la colonisation ?
FB : Un très mauvais souvenir. Je me souviens d'en avoir entendu parler pendant des années par les adultes qui étaient autour de moi, des adultes qui étaient fonctionnaires dans des bureaux de l'Administration, ou bien commis, ou aide-magasiniers, aide-ceci ou aide-cela dans une boutique appartenant à un Libanais ou à un Syrien... Tous ces gens-là parlaient de la colonisation, du moins des Blancs, d'une façon qui me faisait toujours frémir. Parce qu'à ce moment-là, ils avaient beau être habillés à l'européenne, et bien habillés la plupart du temps, ça ne les empêchait pas de recevoir un coup de pied au derrière quand le patron n'était pas content, ou d'être mis à pied pendant dix jours quand ils avaient osé être en retard d'une demi-heure au bureau...
La colonisation était très présente aussi en dehors de la ville. Je me souviens de la façon dont nous traitaient nos maîtres d'école ou directeurs de ceci ou cela, et ce n'était pas toujours avec beaucoup d'humanité, il y avait même beaucoup de mépris... Il y avait à Yaoundé une école dite urbaine qui ne recevait que des petits Blancs, c'était une sorte de cours secondaire et là-dedans n'entrait aucun Noir. Il y avait des tas de choses comme ça ; la ségrégation allait jusqu'à faire une petite cité qui s'appelait " cité enfantine " qui, elle, ne recevait que de petits métis !
Mais le souvenir le plus terrible que j'ai gardé et qui m'a causé beaucoup de mal jusqu'à ces dernières années encore, c'est celui d'un soir où l'un de nos directeurs d'école était en colère parce que nous avions fait trop de bruit et que ça l'avait dérangé. Il est venu dans notre classe de l'internat du collège technique de Douala qu'on appelait " L'Ecole professionnelle ", c'était pendant l'étude, il nous a dit de nous lever et nous nous sommes levés, il nous a dit de nous mettre dans les allées et nous nous sommes mis dans les allées, entre les bancs, il nous a dit : " Maintenant, marchez à quatre pattes " et nous avons marché à quatre pattes, et alors il nous a dit : " Voilà ce que vous êtes ! "
Ça, c'est une chose que je n'oublierai jamais. C'est une chose qui m'a fait beaucoup de mal, et pendant très longtemps j'ai mis tous les Français avec ce... ce pauvre type qui était un imbécile, en fin de compte ; mais ça m'a fait beaucoup de tort, parce que j'ai eu énormément de mal à me débarrasser du racisme.
Maintenant, je l'ai vaincu, alors je n'en parle plus (rire), mais...
FH : A l'école, vous enseignait-on réellement que vos ancêtres étaient les Gaulois ?
FB : Ah oui ! C'était vraiment " Nos ancêtres les Gaulois " ! [...] Ce que les Européens ne savaient pas à ce moment-là, c'est que nous nous rendions bien compte de leur propre bêtise, nous savions bien que nous n'étions pas des Français, que nous n'étions pas des Blancs et que nous ne le deviendrions jamais. Mais quand nous chantions les louanges de la France, parce qu'ils nous l'avaient appris, ils étaient heureux et ils disaient à tout le monde : " Ces gens-là nous adorent, ils nous aiment beaucoup, ils chantent la France comme nous-mêmes ! " Alors qu'on le faisait pour leur obéir, c'est tout ! C'était quand même grotesque...
FH : C'était ce qu'on appelait une politique " d'assimilation " ?
FB : Oui, la France voulait faire de nous des hommes " assimilés ", c'était une politique très poussée, depuis le plus jeune âge... D'ailleurs, qu'est-ce que j'appelle le plus jeune âge ? Dix ans, douze ans. Parce que l'administration coloniale avait décidé que les enfants africains de moins de dix-douze ans n'avaient pas encore le cerveau formé pour apprendre les choses " très difficiles " que l'école française, l'école des Blancs, avait à nous apprendre ! On n'entrait pas à l'école avant l'âge de dix-douze ans.
FH : Y avait-il néanmoins, pour certains d'entre vous, l'espoir et la possibilité d'aller jusqu'à l'Université ?
FB : Arrivés au moment de l'Université ou de la préparation des grandes écoles, on nous disait presque toujours que la limite d'âge était dépassée. C'est arrivé à beaucoup d'Africains... Et même quand on avait triché - mes parents, par exemple, avaient triché, ils avaient dit que j'avais douze ans quand je devais en avoir huit ou neuf -, on arrivait à l'Université bien après nos camarades français, bien sûr...
FH : Parmi tous les professeurs que tu as eus, il ne s'en est jamais présenté un qui vous ait dit que vous aviez votre propre culture et qu'il faudrait essayer de la sauvegarder ?
FB : Oh que non ! Non, non, nous n'avions pas de culture ! [...] Pendant des décennies, la colonisation avait pour mission de nous dire, de nous faire croire que nous ne possédions rien : notre maison était complètement vide, et la France, l'Europe, les Européens venaient la remplir avec leur culture. Mais il faut avouer qu'il y a eu une certaine évolution, surtout après la guerre de 39-45. J'ai l'impression que les Français ont compris à ce moment-là que des Africains les avaient quand même aidés dans la mesure de leurs moyens à vaincre l'ennemi, et ils ont un tout petit peu assoupli le système colonial.
On a commencé à ouvrir des collèges là où on s'arrêtait à l'école primaire... On a ouvert un collège à Yaoundé, qui est devenu un lycée par la suite. Alors on a assisté à une chose absolument extraordinaire, c'est que des enfants du Cameroun allaient passer le baccalauréat ! Ce qui était inconcevable auparavant...
Mais il a quand même fallu attendre l'année 1957, par là, pour qu'ait lieu le premier examen du baccalauréat au Cameroun, c'est-à-dire très peu de temps seulement avant l'indépendance (1960).
(Extrait du dossier réalisé par Fred Hidalgo)

Débuts d'une passion

FB : Je travaillais de 9 h du matin à 6 h du soir pour l'UNESCO et, au-delà, je restais dans mon bureau pour travailler pour moi. C'est là que j'ai commencé à écrire beaucoup, vraiment beaucoup... Des nouvelles, des romans, des poèmes, des études. Je faisais aussi de plus en plus de musique, et ça débouchait sur des tas d'articles dans les journaux. Et puis j'ai écrit " Muique de l'Afrique ", à la suite de quoi on m'a proposé de prendre la direction de la section musique du département de la Culture.
Un jour, j'ai pris la décision de quitter l'UNESCO pour vivre de concerts, de disques, de musique, de chansons et, éventuellement, des petits romans que j'écrivais de temps en temps.
FH : Tu composais déjà depuis longtemps, en fait...
FB : Oui, en général j'oublie même de le mentionner parce que ça a toujours fait partie de moi. Mon premier instrument a été une flûte en pétiole de feuille de papayer[3] et j'en jouais tous les jours. C'était la première chose que les enfants du village fabriquaient, l'inconvénient c'est qu'elle ne durait qu'une journée, le lendemain le pétiole était tout ratatiné.
FH : Tu avais l'occasion d'écouter de la musique traditionnelle ?
FB : Oui, j'ai surtout écouté les autres... Je me souviens d'un truc assez extraordinaire... Tu sais que j'ai été élevé dans une famille de protestants, de gens soi-disant civilisés, " évolués ", de gens qui ont adopté la religion chrétienne, notre maison c'était celle du Bon Dieu, c'était chez Dieu... Mais juste en face, dans le village, habitait un homme qu'on appelait Eya Mouessé : c'était l'espèce de sorcier du village chez qui les gens n'aimaient pas beaucoup aller, on disait qu'il était responsable de nombreux décès dans la région...
Mais cet homme-là jouait d'une musique qui n'avait rien à faire avec les cantiques, les chorals de Bach, de Haendel, qu'on apprenait chez nous. Sa musique à lui était faite avec un arc à bouche ou une petite harpe et il ne la jouait que tard le soir, c'était ça le truc absolument mystérieux... Les gens disaient : " Il joue à minuit " - ils voulaient dire au beau milieu de la nuit parce qu'on n'avait pas de montres - et s'il jouait à minuit, cela signifiait qu'il conversait avec le diable... Il ne s'agissait donc pas d'aller l'écouter.
Mais les maisons du village ne fermaient pas, il n'y avait pas de serrure, pas de cadenas, c'était de simples paillottes en natte de raphia, et, quand les parents étaient couchés, on allait tous, moi et les enfants du voisinage, écouter jouer Eya Mouessé ! C'était très drôle, parce que nos parents ne voulaient pas qu'on écoute sa musique, évidemment très africaine, traditionnelle, parce que, pour eux, c'était de la musique d'un autre monde, d'un temps passé, et puis aussi, bien sûr, parce que c'était la musique avec laquelle il communiquait avec le diable...
Quand ils apprenaient qu'on était sorti la nuit, on attrapait tous de belles raclées, mais on recommençait... C'est comme ça, étant enfant, que je me suis rendu compte qu'il existait bien une musique africaine, qu'il y avait autre chose que ce qu'on nous apprenait à l'école - " France, chère patrie ", etc -, autre chose que les cantiques de l'église.
Mais tout cela a été assez flou dans ma tête pendant longtemps. Je ne savais pas de quel côté se trouvait la vérité : je savais que la musique des cantiques était très harmonieuse et je savais que l'autre musique était beaucoup plus difficile d'accès, mais je la comprenais, sans pour autant savoir l'exprimer comme le faisait Eya Mouessé.
[...]
J'ai toujours senti beaucoup de musique en moi ; chaque fois que je chantais ou que je sifflais, il en sortait quelque chose de nouveau. J'ai toujours su improviser une musique, toujours...
(Extrait du dossier réalisé par Fred Hidalgo)

De la guitare à la chanson

FH : Quel a été ton premier contact avec la guitare ?
FB : L'un de mes frères aînés avait un banjo et une guitare. Quand j'ai passé le certificat d'études, il m'a offert son vieux banjo et j'ai tout de suite aimé en jouer. Et peu à peu, je lui ai pris sa guitare, je l'ai gardée définitivement en 1947. (Francis Bebey avait alors 18 ans. NDLR)
Pour en jouer, j'avais trouvé un système qui en faisait une espèce de guitare hawaïenne : je m'asseyais, je la prenais sur mes genoux, d'une main je glissais un fer très lisse sur le manche, et de l'autre je pinçais les cordes ! J'en ai joué comme ça très longtemps, et je croyais que c'était ça la guitare... (F Bebey fut très vite considéré comme le meilleur guitariste de Douala. NDLR)
Et puis un jour, arrivé en France, j'ai entendu à la radio une musique extraordinaire que je croyais jouée par tout un orchestre, avec des pianos et tout ; et à la fin, on a annoncé LE guitariste Andres Segovia qui venait de terminer son récital dans un théâtre parisien. D'abord, je ne l'ai pas cru, j'ai pensé que la personne qui avait fait cette annonce s'était trompée ; mais le lendemain, je suis allé chez un marchand de disques demander s'il connaissait un guitariste du nom d'Andres Segovia, il m'a dit oui et m'a fait écouter des disques de lui. Je lui ai demandé s'il jouait tout seul et, quand il m'a répondu oui, alors là j'étais découragé.
Trouver un guitariste qui joue de telle façon que j'imagine qu'il avait avec lui tout un orchestre, ça m'avait complètement découragé.
Et puis j'ai cherché, et j'ai découvert qu'effectivement la guitare était un instrument tout à fait différent de ce que nous connaissions chez nous.
Et c'est alors qu'à mon premier découragement a succédé une envie folle d'en faire autant !
Très curieusement, j'ai essayé d'en faire autant, non pas avec de la musique classique, mais avec du jazz. J'ai acheté des méthodes, et j'ai séché des tas de cours pour travailler dans ma chambre. J'ai joué du jazz pendant au moins cinq ans, mais pas comme le font actuellement les guitaristes de jazz qui jouent la mélodie et se font accompagner au piano. Non, moi je voulais la mélodie ET l'accompagnement sur la guitare ! Et j'étais arrivé, oui, à un certain résultat...
A ce moment-là, les choses que je portais en moi se sont toutes éveillées. Une nuit, à New York, j'ai commencé à faire une grande, grande musique, très drôle, très très drôle... Une musique que je joue encore aujourd'hui, qui s'appelle " L'été du lac Michigan "... Cette musique s'est imposée à moi avec une force telle que je suis resté pendans des jours, dans ma chambre à New York, sans jamais sortir ! Je l'ai eue comme on a un enfant, en 1958.C'était ma première grande pièce pour guitare...
[...]
FH : A New York, quand cette musique s'est imposée à toi, tu ne pensais encore qu'à la musique instrumentale ?
FB : Oui, à l'époque je ne m'intéressais pas du tout à la chanson, j'étais beaucoup plus proche du jazz... Je ne savais pas que la voix avait une telle importance. Pendant très longtemps, j'ai considéré l'instrument de musique comme la chose essentielle ; je ne savais pas que la voix était le plus beau de tous les instruments.
FH : Comment es-tu donc venu à mettre des poèmes en musique ?
FB : A force d'écouter les musiques des griots, et, en particulier après avoir écouté un griot voltaïque, lors d'une mission en Haute-Volta pour l'UNESCO. Il disait des poèmes de telle façon qu'on avait l'impression qu'il les chantait, mais en fait il les disait, et je me souviens d'avoir ressenti un assez grand choc en l'entendant, accompagné d'un orchestre fantastique composé d'une douzaine de tambours.
Mais ce qui est intéressant, ce n'est pas le moment où j'ai commencé à mettre des poèmes en musique, mais la façon dont j'ai commencé à donner vraiment des concerts.
Un jour, le directeur du Centre Culturel Américain m'a invité à passer une soirée chez lui. J'ai accepté en lui disant que je viendrais même avec mes deux épouses. Sur le coup, il l'a pris au pied de la lettre en se disant que tous les Africains étaient polygames ! mais moi, bien sûr, je pensais à mon épouse et à ma guitare.
Le soir venu, j'ai joué, et ça lui a tellement plu qu'il m'a proposé de jouer au Centre culturel ! C'est comme ça que j'ai donné mon premier concert public à Paris, rue du Dragon... Les organisateurs avaient bien fait les choses : la salle était pleine.
C'était en 1964 et, depuis, j'ai donné plusieurs centaines d'autres concerts à travers le monde...
FH : Quels sont tes critères de choix pour les poèmes que tu mets en musique ?
FB : Le premier, c'est qu'ils doivent être très très beaux. Le second, c'est qu'ils expriment des choses que j'aurais voulu dire, mieux que je ne saurai jamais le faire...
FH : As-tu déjà rencontré les poètes que tu chantes ?
FB : J'ai rencontré Léopold Sédar Senghor au cours de cocktails ou de colloques ; il s'est montré très encourageant pour moi et je lui en suis très reconnaissant. J'ai rencontré Aimé Césaire à différentes occasions, je lui ai serré la main et dit toute mon admiration, et ça s'est arrêté là. Avec Bernard Dadié, la rencontre a été originale, puisqu'il a dit tout le mal qu'il pensait de ma musique dans un colloque auquel j'étais aussi invité. Depuis, il a changé, il aime autant ma musique maintenant que j'aime ses poèmes !
Et puis, il y a Birago Diop. Lui, je l'adore. J'aime tellement ce qu'il fait que j'avais vraiment envie de le rencontrer. Quand je suis allé le voir en mars 79 pour lui remettre le disque " Ballades africaines ", je l'ai trouvé dans son cabinet de vétérinaire à Dakar, et il m'a dit : " Voilà, je suis là. Je suis là pour soigner des chiens... " Lui qui soigne si bien les êtres humains, avec ses poèmes...
FH : La musique instrumentale, les poèmes... Et la chanson dans tout cela ? Avant tes grands succès - " La Condition masculine " et " Agatha " - tu en écrivais déjà, je crois ?
FB : Depuis longtemps, oui. J'avais déjà fait beaucoup de chansons dans ma langue maternelle, le douala. Il y avait des choses comme " Kinshasa ", comme " Idiba ", des chansons qui ont connu un grand succès en Afrique quand elles sont sorties. Alors je me suis dit : " Les gens m'aiment bien, ils sont très gentils puisqu'ils achètent mes chansons sans même connaître ma langue ; ce serait peut-être plus loyal si je leur donnais des chansons en français ? "
Et j'ai fait plusieurs tentatives, " Ouagadougou soleil " entre autres.
Et puis on est arrivé à " l'année de la femme " en 1975, et un matin - faisant appel à mon ancien métier de journaliste - j'ai imaginé un reportage : un couple d'Africains en cette année 75, avec l'homme très heureux d'avoir sa femme africaine, docile, aux petits soins pour lui, et la femme qui évoluait, à qui on venait de dire que c'était l'année de la femme, que les femmes africaines avaient une condition très difficile, qu'elles vivaient très mal, et qu'elles ne pouvaient continuer comme ça... Je me souviens d'avoir plaqué quelques accords à l'orgue, et puis le reste est venu. C'est comme ça que j'ai fait " La Condition masculine ", comme un véritable reportage... Mais c'est venu après de nombreuses chansons en douala, de vraies chansons avec couplets et refrain, que je chante encore parfois dans mes concerts, quelques-unes du moins...
FH : Est-ce que la chanson existait, sous cette forme, dans la tradition africaine ?
FB : Non, pas comme ça. La chanson est un genre occidental. Dans la tradition africaine, il y a du chant, bien sûr, mais pas de chanson. C'est un genre nouveau pour l'Afrique. Mais on peut trouver des similitudes : parfois, le chant consiste en la répétition d'une ou deux phrases musicales, un peu comme le refrain dans une chanson ; d'autres fois, il y a des formes responsorielles, où le groupe répond en choeur à une personne seule. Il faut savoir qu'en Afrique le chant a presque toujours une fonction sociale, il est très rythmé par exemple quand c'est un chant de travail, parce qu'on sait que le rythme entraîne au travail...
FH : Tes propres chansons, du reste, ne sont pas gratuites, et elles alternent le dit et le chanté. Ce sont plutôt des " nouvelles chantées ", comme tu dis...
FB : Oui, c'est le cas de " La Condition masculine " qui était vraiment un reportage. Un reportage imaginé pour présenter une situation et qui a tellement bien correspondu à la réalité que plein de gens ont acheté le disque, et surtout, que plein de gens, hommes et femmes, ont éprouvé le besoin de donner leur point de vue sur la chanson ! [...]
FH : Et " Agatha " que toute l'Afrique connaît par coeur ?
FB : Ça, c'est une autre histoire... Tu sais que j'avais écrit ce petit roman, " Le fils d'Agatha Moudio "[4]. [...] J'ai décidé de transformer le roman en chanson. [...]
Pour dire les choses comme elles sont, c'est la chanson avec laquelle je fais connaître le plus la part francophone de mon travail... Quand je vais dans un pays, même non francophone, cette chanson-là est tellement entraînante que les gens la chantent avec moi quand je la leurs sers sur scène. [...] A Bogota, dans une salle de 1.200 personnes où il n'y avait peut-être que cent personnes qui savaient parler le français, j'ai entendu tous les gens chanter " Agatha, ne me mens pas " en français ! Ne me dis pas que je ne lutte pas pour la francophonie !!!
FH : Toi qui as bien écrit une cinquantaine de chansons en français et plusieurs dizaines d'autres en anglais et en douala, t'arrive-t-il qu'on te demande de faire seulement un récital de chansons, ou au contraire seulement un concert " sérieux " de musique instrumentale et de poèmes, ou encore un concert qui soit la fusion des deux ? Comment cela se passe-t-il en général ?
FB : En fait, c'est très variable... En Angleterre, à deux reprises, on m'a demandé en plus de ma musique de jouer celle de Bach et celle de Villa-Lobos, c'était une condition sine qua non... En Amérique, c'est beaucoup plus souple : je fais ce que j'ai envie de faire, je joue en chantant ou sans chanter, en récitant ou sans réciter. Et puis il y a d'autres pays où ça leur est parfaitement égal, ou qui ne savent même pas si je chante ou pas ; ils prennent ce que les gens, en Amérique, appellent parfois LA guitare de Francis Bebey, tout simplement. Ça m'intimide d'avoir un label comme ça, mais, bon, on le prend !
Cela dit, [...] il n'y a pas de frontières, il n'y a pas de musique sérieuse et de musique pas sérieuse. La chanson est une musique sérieuse, la soi-disant grande musique est une musique sérieuse, pas parce qu'on a décidé qu'elle est grande, mais parce que les gens qui la font la font sérieusement. Ce qu'il faut, c'est faire la chanson sérieusement, elle devient alors une très grande musique.

Au carrefour des cultures, l'illustre méconnu...

FH : Tu n'as pas une espèce de honte à chanter une " chansonnette " après un poème de Senghor ?
FB : Ah non, pas du tout ! Au contraire, même. Comme je n'ai pas honte, non plus, de dire un poème de Senghor tout de suite après avoir joué " Jésus, que ma joie demeure " ! Et puis, c'est ça qui me représente, moi je suis ça ! L'Africain d'aujourd'hui est au carrefour de plusieurs cultures. Nous, Africains d'aujourd'hui, nous le portons en nous, nous sommes le dialogue Nord-Sud avant la lettre !
Qu'est-ce que tu veux, Descartes, je connais. Mais Birago Diop aussi, et au-delà de Birago Diop il y a le vieux proverbe que j'ai la chance de connaître aussi. Si je ne dis que l'un sans dire l'autre, je n'ai donné qu'une partie de moi...
FH : L'Africain contemporain, c'est ce que tu fais avec ta guitare, en bref, c'est la somme de la rencontre de plusieurs cultures ?
FB : Bien sûr. On nous a imposé une culture extra-africaine, mais maintenant je suis bien content de l'avoir, cette culture, et je tiens à l'exprimer comme quelqu'un qui la possède réellement. C'est ça qui est intéressant, c'est ça le monde de demain, du moins ce qu'il devrait être...
FH : Cette nouvelle culture t'a même sans doute procuré les clés nécessaires pour mieux faire percevoir la culture africaine à l'étranger ?
FB : Absolument, ça c'est sûr, mais déjà à moi-même ! Car, figure-toi, je suis devenu africain en voyant que je n'étais pas européen !
FH : Tu es sans cesse en tournée à travers le monde, mais curieusement, en France, tu es à peine connu, alors que tu vis à Paris. Comment expliques-tu cela ?
FB : Tu sais, je n'y avais pas réellement pensé, précisément parce que ça allait très bien ailleurs. Il y a des gens qui sont prêts à me payer le billet Paris-San Francisco et retour pour me faire jouer dans une très grande salle de deux ou trois mille places. Et qui le refont...
En France, je crois que les gens aiment surtout LA chanson, et la chanson française en particulier. Et puis, il faut dire les choses comme elles sont, ils se déplacent difficilement pour un musicien africain.
FH : Le problème essentiel n'est-il pas celui de l'information ?
FB : Si, en fait je crois que oui. Les gens ne savent pas qui vous êtes. Ils ne vous ont pas vu à la télé et pas entendu à la radio, donc vous n'existez pas. [...] Tu sais comment je joue de la guitare. Quand on ne le sait pas, le disque lui-même me dessert. A l'écoute de mes disques, les gens qui ne me connaissent pas pensent que j'ai trois musiciens avec moi, alors ils ne m'invitent pas parce qu'ils se disent que ça va coûter très cher ! Que de fois on m'a téléphoné pour me dire : " On aimerait bien vous avoir, mais vous viendriez avec tous vos musiciens ? " Et je réponds que si c'est pour jouer de la guitare, je joue seul. " Ah oui ? Sur le disque, vous avez des percussionnistes et... " Chaque fois, il faut dire que je fais tout ça à la guitare, seul. Parfois, des gens se laissent convaincre et m'invitent, d'autres fois ils n'y croient pas !!
Ce qu'il faudrait, c'est un passage par-ci, par-là, dans une émission de télévision, pour que les gens voient ce que c'est ; seulement les moyens de communication de masse et les musiciens africains, ce n'est vraiment pas du même bord...
[...]
De toute manière, je continue d'écrire. Des romans, des poèmes ou des chansons, d'ailleurs, parce que tout cela c'est écrire.
Qu'est-ce que je cherche ? Pas à faire des chansons pour faire des chansons. Je cherche à entrer en relation avec des gens que je connais ou pas.
FH : Quand tu parlais de " reportage " à propos de " La Condition masculine ", je me disais que c'est vraiment ainsi que je ressens la plupart de tes chansons. On ne te retrouve pas vraiment dedans, il s'agit plutôt de peintures de situations ; contrairement à ce que l'on trouve généralement dans la chanson en France, où c'est souvent le " je " qui parle...
FB : Moi aussi, j'ai un " je ", bien sûr, mais c'est un " je " collectif. C'est toute une éducation. Chez moi, on ne dit pas " ma " mère quand il y a plusieurs enfants, mais " notre " mère. Il n'y a pas un enfant qui se permettra d'employer cette forme possessive. Du coup, quand je dis " je ", je sens qu'il y a d'autres gens derrière, et c'est très utile pour moi, dans la vie, parce que même quand je ne les ai pas consultés, je sais qu'ils risquent de partager mon point de vue.
FH : T'arrive-t-il parfois de traduire tes chansons d'une langue à l'autre ?
FB : Oui, ça m'arrive. En ce moment, justement, je travaille sur une chanson qui a été écrite en douala. C'est la conversation que j'ai eue un soir de concert à Vérone avec la statue de Madona Verona :
- Ecoute, Madona, tu as beaucoup donné à tes enfants de Vérone ; maintenant, fais quelque chose pour nous aussi. Nous, là-bas, en Afrique, on a besoin d'une belle ville comme ça, avec des gens sympathiques qui ont de l'argent... Fais quelque chose pour nous.
- Fiche-moi le camp, je ne te connais pas !
- Ecoute, aide-moi...
- Non, tu n'es pas de mes enfants, mes enfants ne sont pas comme toi !
- Mais ouvre mon coeur, tu verras, il est comme celui de tes enfants, il est plein d'espoir...
- Mes enfants sont blancs, toi tu es noir !
- Qu'à cela ne tienne, Madona, tu ne vas pas me chasser pour ça, ne m'envoie pas promener parce que, moi, je ne suis pas blanc... Et si, moi, je n'étais pas noir, comment verrais-tu que tu es blanche ?
Alors, elle s'est tue...

(Propos recueillis par Fred Hidalgo)

In vinaigrio veritas ?

Gentil, Francis. Chaleureux et tout et tout. Mais quand il trempe sa plume dans le vinaigre pour défendre une cause qui lui tient à coeur, gare !

La musique africaine : une dimension morale, des racines profondes

L'existence d'une musique africaine de variétés n'est pas une chose mauvaise en soi. Il importe simplement de faire remarquer que sa présence se manifeste aujourd'hui à un point tel que l'on risque de croire qu'il n'existe pas d'autres musiques qui représentent le continent africain plus authentiquement.
La musique, dite africaine, de variétés est en fait exclusivement conçue pour la danse : quelques rythmes autour de mélodies sans grande valeur artistique, quelques paroles généralement insignifiantes, et on presse des disques que l'on vendra en grande quantité.
Il en est né l'idée que les Africains n'aiment la musique que lorsqu'elle est dansante. Ce qui est faux.
En Afrique noire, traditionnellement, musique, rythme et danse vont souvent ensemble. Les musiciens africains modernes n'ont pas tout à fait tort de le souligner. Ce qu'ils semblent oublier cependant, c'est que la danse, dans la société traditionnelle, est en relation étroite avec la vie de la communauté et les problèmes qui se posent à celle-ci. On constate, en examinant le répertoire ancestral, un nombre impressionnant de musiques et de danses qui célèbrent, entre autres valeurs, le culte du travail.
Autrement dit, l'Africain s'est toujours servi de la musique et de la danse - de l'art en général - davantage à des fins d'élévation de la pensée et de rendement économique que pour entretenir la paresse du corps et de l'esprit. Les auteurs de musique de variétés ne semblent pas prendre en considération cette dimension morale de la musique africaine. Leur musique tend à entretenir le non-rendement. C'est à ce niveau que des reproches doivent être formulés.
Dans les sociétés où l'art n'est pas un phénomène gratuit, c'est en effet une erreur de confiner la musique et la danse dans une fonction de simple divertissement. Que ce soit clair : il ne s'agit pas de bannir de la vie artistique africaine le divertissement par la musique dansante. Il s'agit tout simplement de donner au divertissement son rôle de complément d'une vie qui doit être consacrée en priorité au travail.
[...]
La musique africaine dite de variétés a été laissée, jusqu'ici, aux mains de musiciens vivant dans les centres urbains et qui, hormis leur sens inné de la mélodie, de l'harmonie et du rythme, ne savent presque rien de la culture africaine authentique. [...] Ils plagient les musiques étrangères. Ils croient inventer, ce faisant, une musique nouvelle. Mais ils ignorent que les Dan et les Bété, les Haoussa et les Ba-Lari, les Fang et les Bambara possèdent tous des musiques autrement plus sûres et que les Pygmées chantent, au coeur même de la forêt africaine, une musique fabuleuse.
Je préconise que la radiodiffusion programme à grande échelle de ces musiques que certains Africains se permettent d'appeler sauvages ou primitives. Elles sont, en fait, les seules capables de donner à la musique africaine contemporaine - y compris celle de variétés - ce qui lui manque pour aller enfin à la conquête du monde : des racines profondes. [...]
L'homme africain d'aujourd'hui est, qu'il le veuille ou non, un être au point de rencontre des civilisations d'Afrique et d'Europe. C'est une position privilégiée pour qui sait en tirer parti. Et le meilleur parti qu'on puisse en tirer consiste, non pas à rejeter en bloc l'une ou l'autre civilisation, mais à les combiner toutes les deux, en vue d'un équilibre qui rende compte de notre authenticité et de notre vérité.
En Afrique noire, traditionnellement, musique, rythme et danse vont souvent ensemble.
Mais la danse, dans la société traditionnelle, est en relation étroite avec la vie de la communauté et les problèmes qui se posent à celle-ci. On constate, en examinant le répertoire ancestral, un nombre impressionnant de musiques et de danses qui célèbrent, entre autres valeurs, le culte du travail.
Autrement dit, l'Africain s'est toujours servi de la musique et de la danse - de l'art en général - davantage à des fins d'élévation de la pensée et de rendement économique que pour entretenir la paresse du corps et de l'esprit. Ainsi on peut parler d'une dimension " morale " de la musique africaine.
Dans les sociétés où l'art n'est pas un phénomène gratuit, c'est une erreur de confiner la musique et la danse dans une fonction de simple divertissement. Que ce soit clair : il ne s'agit pas de bannir de la vie artistique africaine le divertissement par la musique dansante. Il s'agit tout simplement de donner au divertissement son rôle de complément d'une vie qui doit être consacrée en priorité au travail.
En privilégiant aujourd'hui des " variétés " dites africaines, on ignore que les Dan et les Bété, les Haoussa et les Ba-Lari, les Fang et les Bambara possèdent tous des musiques autrement plus sûres et que les Pygmées chantent, au coeur même de la forêt africaine, une musique fabuleuse.
Je préconise que la radiodiffusion programme à grande échelle de ces musiques que certains Africains se permettent d'appeler sauvages ou primitives. Elles sont, en fait, les seules capables de donner à la musique africaine contemporaine - y compris celle de variétés - ce qui lui manque pour aller enfin à la conquête du monde : des racines profondes. [...]
L'homme africain d'aujourd'hui est, qu'il le veuille ou non, un être au point de rencontre des civilisations d'Afrique et d'Europe. C'est une position privilégiée pour qui sait en tirer parti. Et le meilleur parti qu'on puisse en tirer consiste, non pas à rejeter en bloc l'une ou l'autre civilisation, mais à les combiner toutes les deux, en vue d'un équilibre qui rende compte de notre authenticité et de notre vérité.

Francis Bebey, cité par Fred Hidalgo


[1] Il a tourné deux films : " Sonate en bien majeur ", un film de fiction en 16 mm, et " Musique africaine ", un film en super 8 sonore sur divers aspects de la musique traditionnelle en Afrique noire
[2] Bebey utilise une technique qui renouvelle le jeu de la guitare : tandis que ses doigts gauches composent les accords sur le manche, sa main droite frappe la caisse de la paume, de l'âme au chevalet, comme si elle était un tam-tam. Rythme, harmonie et mélodie sont ainsi produits par un seul homme sur un même instrument.
[3] La feuille de papayer a un pétiole creux et très long. On coupe le pétiole, on fait des trous, on souffle dedans, et on joue...
[4] Grand Prix littéraire de l'Afrique Noire


Mis à jour le :
Lun 24 mai 1999
Lun 25 mai 1998

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